Jean-Loup Korzilius, maître de conférences en histoire de l'art contemporain, Université de Franche-Comté, jean-loup.korzilius(at)univ-fcomte.fr
« Une approche féministe de la couleur est-elle possible ? Éléments pour une théorie de la sexualité des couleurs »
Depuis une dizaine d’années, l’histoire de l’art porte un grand intérêt à la couleur. Pourtant, ces "histoires" de la couleur n’abordent quasiment pas la manière avec laquelle les peintres évoquent ce sujet dans leurs écrits. Or, une rapide comparaison de quelques citations d’artistes depuis la Renaissance jusqu’au XXe siècle montre que le rapport des peintres à la couleur a changé en profondeur. Depuis le XIXe siècle, on note un engagement plus intense qui signale que le phénomène chromatique est "problématisé" comme un défi auquel l’artiste se voit confronté et qu’il doit résoudre.
L’hypothèse de travail avancée ici se fonde alors sur le parallélisme entre ce premier constat et la "sexualisation des corps" (Foucault) qui se produit à la même époque. Au moment où la science redéfinit les normes sexuelles masculines et féminines, la couleur apparaît dans les propos artistiques comme une entité féminine à "comprendre" et à "conquérir" (Matisse), le peintre occupant le rôle masculin. Dès lors, on saisit mieux le défi qu’elle représente: elle aguiche, tente, "excite" l’artiste telle une belle femme, dans un sens charnel, physique, et à la différence des époques antérieures, marquées par la controverse "apparence" versus "vérité". Le rapport à la couleur s’est donc "sexualisé" et les allusions sexuelles d’artistes (Kandinsky, Klee e.a.) trouvent là leur origine. En outre, et hors du champs de l’art, la médecine établit nombre de liens "naturels" entre la femme et le chromatique (par exemple les symptômes de l’hystérie).
Cette féminisation de la couleur à l’époque contemporaine - qui touche en fait toute notre culture où la conception de la vision a subi un changement épistémologique considérable – pose finalement la question de son approche. Ici, les théories féministes de la première heure peuvent être d’une grande utilité, car on se trouve devant le même schéma qui, dans les années soixante/soixante-dix, était dénoncé par ce mouvement: l’autoritarisme du masculin et l’exploitation du féminin. Concevoir le "problème" de la sorte permet ainsi d’entrevoir la possibilité d’une approche autre du chromatique, moins déterminée par nos réactions visuelles soi-disant "instinctives".
Philipp Otto Runge, Der kleine Morgen, 1808, huile sur toile, 88 x 110 cm, Hamburg, Kunsthalle